21/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

L'art de la voltige

01/09/1989

 

Deux touristes venant de Taipei, au nord de l'île, étaient entrés dans une conversation animée en attendant l'autocar matinal qui allait les emporter dans la campagne profonde de la région de Pingtong. En fait, ils trépignaient d'impatience d'entreprendre cette excursion dans le sud de Taiwan si paisible, loin des turbulences urbaines. La destination qui les attendait présente en effet l'image d'une tranquillité pastorale complètement différente des clichés touristiques.

Le car arriva enfin pour un long parcours vers Meinong [Meinung], dans le hsien de Kaochiong, un petit village renommé pour ses plantations de tabac et ses parapluies en papier huilé. Mais ce n'était pas le tabac ou le parapluie que ces deux touristes venait voir. Ils désiraient atteindre une oasis étonnante et merveilleuse : la ferme papilionicole* de Wu Ying-ming.

Après dix minutes de route, le car quitta l'active Pingtong pour entrer dans un monde luxuriant aux champs verdoyants de canne à sucre, d'ananas et aux bananeraies encore vertes. Le véhicule gravit sur un pont enjambant la [rivière] Kao-Ping qui séparent les hsien (districts) de Kaochiong et de Pingtong, puis traversa la Ferme de Kaochiong, une exploitation agricole sous la tutelle de la commission d'Etat de la Reconversion professionnelle des militaires. Après un kilomètre au milieu des cannes à sucre sous le souffle d'une brise matinal rafraîchissante, le car s'engagea brusquement dans un chemin étroit, d'un accès si difficile au croisement de deux voitures que tous les passagers furent soulagés quand le car s'arrêta enfin devant une boutique de campagne isolée.

Les œufs du papilio paris ont reçus tous les soins de M. Wu Ying-ming.

D'une structure plutôt minable, la boutique déployait ses marchandises sur des étals en désordre. Le propriétaire poussa des tabourets au dehors pour les deux touristes qui devait attendre un prochain départ. Le seul indice de civilisation moderne dans ce décor champêtre était l'appareil téléphonique public adossé à un côté de la boutique. Appréhendant vivement la prolongation du parcours par une route plus pittoresque, l'un des touristes alla téléphoner en jetant un coup d'œil sur le paysage qui l'entourait sans apercevoir l'ombre d'une maison proche ni même la ferme renommée.

Soudain dans l'appareil, une voix chaleureuse le rassura. C'était M. Wu Ying-ming qui s'excusait pour le dur voyage que ses deux hôtes venaient d'entreprendre. Il leur demanda poliment d'attendre cinq minutes supplémentaires, le temps que son fils vienne les chercher. La pause offrit assez de temps pour mieux explorer le paysage. En face de la boutique, un chemin étroit se perdait dans une plantation luxuriante et méandrait à perte de vue. Cela semblait curieux à des citadins qu'un homme aussi renommé que M. Wu Ying-ming ait pu choisir d'habiter un tel endroit perdu.

Tout d'un coup, un crissement aigu de freins arracha les deux visiteurs à leurs contemplations. C'était le fils de M. Wu Ying-ming. Le visage bruni et rayonnant, il sauta de sa voiture. Après les présentations, les trois personnes montèrent dans la voiture qui s'engagea sur une route extrêmement étroite. Le véhicule zigzagait interminablement à travers les bosquets de hauts bétels qui n'offrent guère d'ombre sous le soleil implacable du Midi. Le jeune homme, qui se nommait Bob Wu, ne dit pas un traître mot durant toute sa conduite jusqu'à l'arrêt devant une grande grille rouge marquant l'aboutissement du chemin.

Les œufs de l'appias lyncida déposés sur une feuille favorite des larves naissantes.

 

Le jeune homme alla ouvrir le portail opaque, et aussitôt les deux hôtes eurent devant leurs yeux le spectacle merveilleux d'un jardin aux parterres de fleurs épanouies au milieu d'une pelouse anglaise. Deux chiens enchaînés qui gardaient jalousement cet éden aboyaient furieusement contre les deux visiteurs. Bob conduisit ses invités dans le salon où ils s'assirent confortablement ayant une vue superbe sur les fleurs et les arbrisseaux de la cour arrière. Une véritable vision de détente dans la ferme des Wu.

Le maître de céans entra en tendant les mains dans un geste de grand accueil. Il paraissait beaucoup moins que ses 66 ans, à part ses cheveux tout gris, hâlant un sain bronzage, comme tous les habitants du sud de Taiwan, qui contrastait heureusement avec ses vêtements tout blancs. Son épouse le suivait, un broc à la main, et offrait quelque boisson rafraîchissante faite de citrons tout frais pressés du jardin.

La famille Wu est hakka, un peuple chinois réputé pour son hospitalité et sa diligence au travail. Beaucoup de Hakkas vivent dans la région de Meinong, et la famille Wu en manifeste parfaitement les caractéristiques. La ferme papilionicole d'un hectare des Wu est exploitée par M. Wu Ying-ming, son épouse et ses deux fils, Bob et James.

(1) La larve du cyrestis thyodamas, dénommé localement papillon des murs de pierre.

Mais le dur labeur seul n'est pas suffisant pour faire de cette ferme un modèle d'efficacité comme il l'est aujourd'hui. M. Wu Ying-ming possède une parfaite connaissance des papillons qu'il a acquise par l'étude et la pratique durant sa vie. Il avait commencé pendant son adolescence. Diplômé avec les honneurs à 17 ans du lycée agricole de Tahou (hsien de Miaoli), il obtint une bourse pour l'Université impériale de Kyushu au Japon pour étudier pendant huit ans la culture du ver à soie. Quand il revint à Taiwan, le département provincial de l'Agriculture et des Forêts le nomma chercheur à la direction de Pouli où il travailla à l'amélioration de la production de vers à soie et au contrôle des parasites et maladies de cet insecte. Après vingt-cinq ans de service, à 50 ans, il prit sa retraite.

M. Wu Ying-ming rappelle qu'il se lança dans l'étude des papillons en 1973. Il avait une grande expérience du ver à soie, et comme l'insecte volatile appartenait également à l'ordre des lépidoptères, le pas fut vite franchi pour s'y adonner. Mais l'élevage de papillons est beaucoup plus délicat que celui du simple bombyx du mûrier. Et cette étude commença à lui prendre de plus en plus de temps jusqu'à ce qu'il constate son engagement définitif.

(2) La chenille de l'idea leuconoe, richement colorée, est un succulent déjeuner âprement disputé.

Jadis, Taiwan a reçu le sobriquet de royaume des papillons à cause des conditions climatiques idéales qui permettaient de développer une exceptionnelle variété et une riche collection de ces insectes. M. Wu Ying-ming expliqua que Taiwan est située dans une position géographique particulière, au croisement des latitudes entre les climats froid du Japon et du bassin du Yang-tseu kiang en Chine continentale et chaud de Malaisie et des Philippines. L'île possède donc à la fois des zones chaudes et tempérées, et les hautes montagnes ont des régions écologiques différentes, offrant plusieurs formes de vie selon l'altitude. Tous ces éléments rassemblés avec le fait que Taiwan est entourée par la mer en donnent des conditions particulières pour un univers biologique unique.

 

(3) Les piques de la chenille du kallima inachus la rendraient peu comestible...

La faune des papillons de l'île est parmi une des plus denses du monde. De plus, on en compte plus de 400 espèces. Mais un massacre incontrôlé de papillons pour l'exportation de spécimens utilisés dans la peinture au papillon a gravement réduit cette immense population. Des commerçants peu scrupuleux et responsables de ce gâchis ont atteint l'apogée de leur activité destructrice il y a une quinzaine d'années. Des papillons d'un total presque incroyable de 20 millions de bêtes ont été anéantis chaque année dans la seule région de Pouli où justement M. Wu Ying-ming avait travaillé. Cette destruction en était devenu une folie. Il était par ailleurs irrité par le déboisement intensif des forêts qui mettait, et met encore, en danger d'extinction quatre espèces de valeur. Il refuse évidemment d'en révéler les noms par crainte qu'ils ne deviennent la proie des chasseurs qui y concentreraient tous leurs efforts et en feraient monter les enchères à cause de leur rareté.

(4) La chenille du papilio bianor semble toujours prête à se métamorphoser.

Les perspectives ne sont nullement pessimistes. Les habitudes des collectionneurs de papillons sont changeantes dans le bon sens. On se met à préférer l'observation des spécimens vivants dans les centres d'entomologie plutôt qu'une accumulation de bêtes mortes. Cette nouvelle attitude a également encouragé une recherche active et un élevage intensif, ainsi que des études écologiques, dans lesquels M. Wu Ying-ming s'est engagé.

Mais il ne s'est pas lancé dans la recherche sur les papillons dans cette seule enclave du sud de Taiwan. Quand il quitta la fonction publique, il reçut un logement à Peitou, dans la périphérie nord de Taipei, comme part de son capital-retraite. L'appartement était tout en haut d'un immeuble, et le toit en terrasse lui offrit un bel espace pour aménager un petit jardin. Il en disposa aussitôt et planta des arbrisseaux luxuriants et des fleurs où, servant de pâture, des papillons sauvages déposèrent des œufs. Entre temps, toute la famille se rendait dans les montagnes voisines pour ramasser d'autres plantes et des papillons pour ses travaux. Elle chercha également plusieurs moyens contre les parasites et la maladie, notamment au stade de la chrysalide et de la chenille.

Le cocon coloré du radena similis suspendu à une feuille.

 

Puis, un admirateur de ses travaux mit à sa disposition un terrain d'environ un demi-hectare à Yangmingchan, sur les hauteurs de Taipei, où il put nourrir des larves de papillons qu'il avait apportées pour en étudier scientifiquement toute la métamorphose dans le milieu naturel.

Mais il rencontra d'inéluctables difficultés. En effet, les chenilles de différents papillons ne ressemblent pas du tout au ver à soie qui est domestiqué depuis plusieurs millénaires et nourri artificiellement. Le ver à soie quitte rarement son enclos, alors que la chenille rampe un peu partout sans être liée à un endroit précis, d'où la difficulté de l'élever. Lorsqu'il trouvait une espèce particulière qu'il désirait reproduire, il installait quantité de feuilles et branchages, une plante en pot où il plaçait les chenilles en question, le tout recouvert d'une fine gaze afin que les chenilles ne prennent pas la poudre d'escampette.

Un autre grave problème qui se posa fut la maladie et surtout les virus. Quand des centaines de milliers de chenilles vivent ensemble dans un petit espace, la déclaration d'un simple mal peut exterminer toute la population en une nuit. Les contrecoups de ces épidémies sont donc assez graves. Mais ces longues années d'expérience ont permis l'emploi minutieux de produits chimiques destinés à combattre les virus. Si certains produits pouvaient les neutraliser, ils pouvaient également empoisonner les larves ou les chenilles. Mais en fin de compte, ces efforts ont beaucoup contribué à l'élevage des papillons grâce à l'emploi subtile de produits chimiques.

Certains insectes parasites sont aussi une grave menace pour les papillons. Le plus mortel est la mouche. Elle fonce sur la chenille qui vient de muer pour la quatrième et dernière fois juste avant de faire son cocon et de se métamorphoser en chrysalide. Comme la peau est tendre, la mouche pique la chenille et y dépose ses œufs dedans. Les asticots dévorent alors toutes les propriétés nutritives du cocon, affamant ainsi la chrysalide. Ces mouches sont un véritable cauchemar pour les papilioniculteurs. Jusqu'à présent, ils luttent continuellement pour découvrir de nouvelles méthodes de protection.

La dernière difficulté de cet élevage est le choix des ressources alimentaires et la conduite reproductive. Les espèces différentes ont besoin de fleurs différentes et, parfois, seulement certaines fleurs pour le dépôt des œufs de papillons. La forme de la fleur peut aussi causer des ennuis, puisque la proboscide du papillon n'est pas toujours assez longue pour pénétrer profondément dans certaines fleurs. Heureusement, en cas de pénurie, quand le pollen est à court, on peut leur donner du pollen artificiel.

Danse d'un couple de kallima inachus.

M. Wu Ying-ming sourit : « Les papillons sont des individus, et nous avons à cœur d'en prendre soin et de le faire comme une mère avec ses enfants. » Parfois au milieu de la nuit, il se lève pour voir comment ses enfants se portent. Lui et ses siens rappellent qu'il leur fallait de faire tout le chemin jusqu'à Yangmingchan, de se promener, une torche électrique à la main, à travers toute la ferme et s'inquiéter si les chenilles mangeaient bien leurs feuilles, car une chenille qui jeûne une heure équivaut à un homme faisant la diète un mois. Aussi, il faut tout le temps s'assurer qu'elles aient toujours à manger. Ce travail exige beaucoup d'attentions, et sans beaucoup d'énergie et de tenacité, on échoue. Les deux fils de M. Wu Ying-ming en savaient parfaitement la signification et ont abandonné leur métier pour se dévouer à la papilioniculture familiale.

En 1985, douze ans après s'être lancée dans cet élevage intensif, la famille Wu a déplacé ses pénates à Meinong. Bien avant l'établissement de la Ferme entomologique de Formose (c'est le nom de l'entreprise familiale), M. Wu Ying-ming avait déjà fourni des chrysalides à des centres étrangers de recherche sur les papillons, notamment en Angleterre. Son idée de mettre un terme à la destruction impitoyable des papillons de Taiwan lui gagna vite la sympathie et le soutien des écologistes du monde qui applaudissaient en même temps sa conception d'un élevage papilionicole.

Il entra en contact étroit avec divers centres d'entomologie de plusieurs pays, comme la Malaisie et la Grande-Bretagne. Le célèbre naturaliste britannique surnommé le roi des papillons, M. Clive Sarell, est son ami personnel. M. Wu Ying-ming est à présent membre des sociétés de lépidoptéristes du Japon, d'Amérique et de naturalistes d'Angleterre, organisations qui l'ont toutes soutenu dans son entreprise. Ainsi, l'histoire de sa ferme a paru dans une revue spécialisée, Butterfly News, qui tire à 60 000 exemplaires distribués à travers le monde entier. Cela lui a valu une renommée internationale alors qu'il est peu connu dans son propre pays qui le trouve plutôt non conformiste en vivant dans un coin aussi reclus.

Mais ce statut lui convient bien, et il a délibérément choisi de vivre comme un ermite au bout de ce chemin étroit et sinueux pour décourager tous les importuns. Il fut néanmoins l'objet de curiosité de tous les voisins. En fait, ils sont surtout émerveillés de ce qu'il élève dans son joli jardin. Eux, cultivent la terre pour produire des bananes ou des ananas, et lui ne fait pousser des plantes feuillues ou des fleurs pour nourrir des chenilles ou des papillons! Et ça n'a pas l'air de bien rapporter! Après plusieurs visites, ils ont refusé de comprendre, abandonnant le vieil homme à ses... papillons.

Les objectifs personnels ne sont pas les seules raisons de l'installation dans le sud de l'île. Dans la région de Taipei, les papillons ne sont actifs que six mois de l'année. Ainsi, en hiver, ils émigrent ou hibernent sous la forme de chrysalide. Dans le sud, ces insectes sont actifs tout au long de l'année, et le climat est idéal pour une nourriture constante, même pendant les mois les plus chauds (de juin à août). A Meinong, on est donc tout le temps occupé. De plus, comme le papillon n'aime pas beaucoup les fortes chaleurs, M. Wu Ying-ming espace la production et s'en va l'été travailler dans le nord.

Le mélange des papillons nourris dans le nord avec ceux du sud donne d'assez bons résultats. La proximité continue de tous ces papillons tend à favoriser la nature qui affaiblissait le stock. L'accouplement des papillons d'origine aussi éloignée que Taipei et Meinong a été couronné de succès; et la progéniture s'est parfaitement adaptée aux deux climats.

Dans sa ferme, le travail est divisé en quatre. M. Wu Ying-ming s'occupe de la partie technique de l'entreprise; son épouse travaille sur le terrain à nourrir les insectes avec l'aide de deux employés; son fils aîné Bob traite tout le travail administratif et les relations avec l'étranger; et son second fils James s'occupe des relations publiques : il prend contact avec le monde extérieur, arrange les visites, les réunions de travail et les tournées. Le travail de James était au début assez limité puisque peu d'entomologistes ou de lépidoptéristes étrangers venaient visiter la ferme avant cette année.

Une visite à l'arrière du bâtiment central fait découvrir les soins attentifs portés aux bestioles. Là, des filets protègent la faune multicolore contre les crapauds, les grenouilles, les oiseaux, les souris et les guêpes, tous des ennemis naturels des papillons. Tout un coin est ainsi sous volière où l'on emploie dans toute la mesure du possible des moyens de protection biologiques plutôt que synthétiques pour créér un environnement sain. Ainsi, au centre se trouve un bassin. Au milieu de l'eau sont arrangés des rochers couverts de plantes qui à la fois fournissent l'humidité et servent d'abri aux papillons. Des poissons attrapés dans les environs peuplent le bassin qu'ils protègent contre les moustiques et, non loin, un perroquet surveillent l'espace contre toutes les mouches parasites. M. Wu Ying-ming avoue sincèrement préférer l'ordre naturel agir à la place de l'homme.

Les papillons appartiennent malheureusement au dernier stade de la chaîne alimentaire. Ils sont la nourriture de nombreuses créatures comme on peut le penser, et ont autant d'ennemis naturels. Seulement 5% de femelles saines d'une ponte de 250 œufs peut reproduire. Comme la nature s'acharne à décimer la gent des papillons, il est facile d'imaginer la déprédation que font les chasseurs en détruisant des centaines de milliers d'entre eux à des fins commerciales. La chaîne alimentaire naturelle est inexorable alors que les papillons jouent un rôle aussi important que les abeilles dans la pollinisation des fleurs.

M. Wu Ying-ming a certes fait quelques profits avec ses papillons, mais ses méthodes respectent entièrement les lois de la nature. Sa patience et son amour ont été couronnés d'un succès remarquable. Comme ses hôtes visitaient la ferme, les papillons voletaient autour, se pourchassant l'un l'autre comme dans un jeu ou même se posaient sur leurs vêtements. D'après une telle conduite désinvolte, les insectes se trouvent certainement dans un environnement de tout confort. C'est seulement dans de telles conditions que l'on peut rencontrer des phénomènes naturels, tels l'accouplement ou la ponte. Ainsi, les chenilles si voraces refusent de manger si l'environnement ne leur convient pas.

Les papillons sauvages craignent généralement la présence de l'homme et s'éloignent dès qu'il approche. Mais chez M. Wu Ying-ming, ils se posent même dessus, restant sur une manche ou un bras pour sucer le sel de la sueur. L'espèce kallima inachus, fameux pour ses couleurs de camouflage et qui se tient ordinairement sur les feuilles mortes pour se confondre avec elles, est particulièrement friand de la sécrétion saline humaine.

Dès que ces phénomènes naturels sont bien protégés, le cycle normal des lépidoptères est régulier et donc prévisible. C'est d'une grande importance pour la commercialisation. M. Wu Ying-ming a obtenu de grands résultats avec un minimum d'efforts. Il a donc mis en pratique les moyens naturels pour prévoir la formation simultanée des cocons, ce qui veut dire qu'ils peuvent éclore en une seule fois. La durée de la métamorphose des chenilles étant également fixée par la nature, les cocons ne durent que sept jours de sorte qu'on peut les rassembler et les expédier par Chronopost. Ce commerce s'est tant imposé que l'administration postale locale à disposer un service spécial pour la famille Wu.

D'après James qui s'occupe de la correspondance avec les clients, le fait le plus curieux est la possibilité de garantir l'expédition des cocons qui écloront tous le même jour à un taux de 95% de survie. Le reste qui ne vit pas a presque toujours été endommagé lors d'un transit dans des conditions malheureuses de température ou une manutention un peu brusque. Les clients sont généralement fort bien impressionnés de la production de M. Wu Ying-ming. Il est justement parvenu à faire éclore plus de 100 000 papillons de 100 espèces différentes, un peu comme le Centre de papillons de Penang (Malaisie) qui emploie pourtant quinze fois plus de travailleurs!

Le succès de la ferme papilionicole taiwanaise est principalement dû à ses méthodes en matière de biologie, horticulture, entomologie et botanique, ainsi que les soins minutieux et le dévouement total de ses membres. Les bénéfices en affaires ne sont arrivés que lentement puisque tout avait été misé sur les principes naturels. L'investissement de la ferme revient déjà à 180 000 dollars américains et les dépenses annuelles brutes atteignent facilement cent mille dollars américains. Il est évident que les soins envers les délicates chenilles et chrysalides sont effectués par des personnes d'un grand dévouement dont la prime motivation n'est absolument pas l'argent.

L'ambition assez simple est de fonder un centre des papillons à Taiwan équivalent à ceux de l'étranger. Le paradis de Meinong pourrait bien être le second de l'île après celui du zoo de Taipei, ouvert l'an dernier. M. Wu Ying-ming s'attend à un véritable centre des papillons qui atteigne un niveau technologique, comme dans les autres pays. Mais le centre du zoo de Taipei semble avoir échoué, dit-il, à cause de sa volière en verre dont la technique est mal comprise à Taiwan. Par ailleurs, ceux qui ont conçu cette volière l'ont très mal adaptée pour des raisons purement naturelles et écologiques.

Un stichophtalma nouqua formosana prenant son repas sous un fruit mûr.

 

M. Wu Ying-ming donne un exemple assez clair : « Négligeant la plante scientifiquement dénommée evodia merillii qui est une des principales nourritures du papilio paris nakaburai, cet insecte est dans une situation particulièrement périlleuse à cause de la civilisation de l'homme qui a intensivement exploitée et polluée la vallée de la Tamsui où il vit. Il a donc besoin d'une vigoureuse protection. Comment le grand centre des papillons de Taiwan a-t-il pu omettre la nourriture principale de ce papillon? »

Il s'est aussi engagé à faire connaître l'environnement du papillon et espère ouvrir son propre musée des papillons vivants. Il a reçu plusieurs réponses favorables des autorités, mais il trébuche encore sur des questions administratives. Cependant, il semble voir le bout du tunnel et pourra difficilement contenir sa joie quand il verra la réalisation concrète de ce projet dont il est encore assez avare de paroles.

Très probablement l'année prochaine, un centre des papillons dont M. Wu Ying-ming apporterait toutes ses connaissances technologiques serait construit dans le sud de Taiwan. Quoique confiant en ce projet, il abhorre les démarches préliminaires trop pointilleuses à son goût. Le sud de l'île ne fut pas son premier choix. Il avait pensé édifier son musée près de Yangmingchan, d'un accès plus facile et dans une région où le développement est plus rapide et où la consommation est plus forte. Mais la location d'un terrain y est d'un prix astronomique alors que dans le sud, elle est plus abordable. C'est l'avantage du site méridional, aussi la famille Wu a-t-elle pris des contacts avec la population locale pendant que la réputation de sa ferme grandit. Les négociations sont plus aisées, et l'intérêt des hommes d'affaires méridionaux plus marqués pour un centre des papillons qui soit également récréatif.

Plusieurs entreprises sont en pourparler et ont même invité M. Wu Ying-ming à titre de conseiller technique. S'il sourit aux flatteries, il reste assez sceptique quant au succès du projet. Celui-ci ne tient pas du tout à l'énorme mise de fonds et au profit qu'on en tirera. L'affaire est trop ingrate pour celui qui ne cherche qu'un gain immédiat.

Même si aucune des propositions de M. Wu Ying-ming n'a retenu l'attention, il est heureux qu'au moins, le projet intéresse quelques-uns. Ces petits insectes pourront bientôt déployer toutes leurs couleurs vivaces et éclatantes au lieu d'être séchés, piqués et mis sous un verre. C'est pour quoi il a lutté ces dernières années avec le concours de tous les naturalistes et les amoureux de cet art de la voltige naturel.■

 

Avec l'autorisation de James Wu.

* [papilionicole, adjectif relatif à la papilioniculrure, élevage des papillons (néologisme). Ce terme et ses dérivés sont usités dans ce texte traitant de ce sujet particulier. (du latin papilio, -onis. papillon+ -culture, -culteur, -cole, d'aprés héliciculture.) NDLR]

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